La Fuite, 1954

Le fond

  Pour Emmanuel Buenzod, dans La Gazette de Lausanne du 28/10/1954, l’excès de vie chez le héros entraîne des énigmes à résoudre qui sont « autant de motifs d’une fatalité à affronter et, au total, comme les masques d’une vérité difficile à connaître, mais dont la conquête assure un enrichissement décisif. » Cette conquête se fait à travers les émois d’une enfance perdue et retrouvée. Et l’auteur a projeté dans une histoire son indétermination et son refus de choisir des options pour l’instant.

 

  Marcel Pierre Rollin, dans L’Écho du Congo du 11/11/1954 retient surtout « cette incompréhension presque de règle, qui naît dans un ménage trop jeune », de même que le critique du Haut-Marnais républicain (30/11/1954) parle du « drame de nombreux jeunes couples ».

  Il semble qu’en 1954, les critiques aient surtout retenu de La Fuite le drame conjugal qui apparaît chez les couples trop jeunes. Expression d’une préoccupation de l’époque ?

 

Réédition en 1983 :

 

  Les critiques qui accompagnent la réédition de La Fuite en 1983 montre l’évolution de la réception, plus sensible au thème de l’adolescence dans l’œuvre de Forton : « Il rencontre une très jeune fille dans un hôtel, Maïté (c’est fou ce que Forton est marqué par les sortilèges de l’adolescence !) » (Jérôme Garcin, « L’itinéraire de... Jean Forton. La fuite à Bordeaux », Les Nouvelles du 8-14 décembre 1983).

Le style

  « Louons le style de Jean Forton ; il a déjà une maîtrise qui nous promet de beaux livres. » (Abel Moreau, Les Fiches bibliographiques, 1954)

 

  « Le style de Jean Forton, volontairement dépouillé, presque glacé, cravache le lecteur. » (Pierre Paret, La Dordogne libre, 27/10/1954)

 

  « Le beau style net et dur accentue à la fois le côté irréel et la justesse d’analyse du roman. » (Laurence Belleme, Europe, nov. 1954)

 

  « La Fuite est le premier roman d’un jeune auteur dont les qualités de style sont pleines de promesses. » (Denise Legrésy, Les Nouvelles littéraires, 2/12/1954)

 

Deux critiques négatives :

 

  « L’ennui profond qui se dégage de cette œuvre est encore aggravé par la façon dont elle est écrite. » (François Brigneau, Semaine du Monde , 12/11/1954). Le critique parle d’une écriture artificielle, « dans le genre détaché et glacé ».

 

  Pour L’Indépendant du Sud-Ouest du 16/11/1954, « Le style relève du cinéma, du journal genre Elle, mais pas de la littérature. New-look ? ».

 

Réédition en 1983 :

 

  « Jean Forton mène son récit avec un doigté glacial : phrases courtes, mots simples, formules vouées à la description, pas à l’explication, prose nerveuse au service d’un récit sans enflures, d’un récit du quotidien, somme toute. » (Jérôme Garcin, « L’itinéraire de... Jean Forton. La fuite à Bordeaux », Les Nouvelles, 8-14 déc. 1983).

La portée et la valeur de l'ouvrage

De bonnes critiques...

 

  « un livre vif, pénétrant, lucide et plein de verte poésie » (Jean Mogin, Le Soir de Bruxelles, 30/10/1954).

 

  « Un récit rapide dont l’intérêt ne se dément pas » (Gazette littéraire, décembre 1954).

 

  « une somme à l’image d’un rêve : c’est-à-dire qu’il évoque, dans la conscience du lecteur, des souvenirs, des émotions, qu’il croyait perdus, et qu’il retrouve avec émerveillement... C’est pour cela, sans doute, qu’on est tenté de nommer Jean Forton un poète. [...] l’univers de Jean Forton est un univers familier, celui des minutes bienheureuses où soudain le monde s’éclaire dans l’ombre de notre cœur... [...] Jean Forton nous invite simplement à aimer avec lui les choses qu’il aime, et qui sont notre commun domaine trop souvent déserté. » (Claude Henri Rocquet, Notre Bordeaux, 22/01/1955).

 

  « Un excellent roman, bien écrit, où sont traités avec clarté les tourments et les problèmes de la jeunesse avec parfois cette pointe de cruauté, que leur a communiquée une époque qui ne les satisfait pas. » (Le Génie médical, 15/03/1955).

 

... et de moins bonnes :

 

  « Tout, dans ce roman, sauf le cadre, est invraisemblable. Le surréalisme n’est pas mort. » (Marcel Pierre Rollin, L’Écho du Congo, 11/11/1954).

 

  « Le roman français dans toute son horreur [...] 217 pages d’introspection frisée au petit fer » (François Brigneau, Semaine du Monde, 12/11/1954).

 

  « Encore un premier roman, et qui ne parvient pas à se détacher des problèmes de l’adolescence. » (Les Dernières Nouvelles d’Alsace, 14/11/1954).

 

Réédition en 1983 :

 

  Pour Jérôme Garcin, dans Les Nouvelles du 2-8/11/1983, La Fuite est un « beau roman ». Il écrit également dans « L’itinéraire de... Jean Forton. La fuite à Bordeaux » (Les Nouvelles, 8-14 déc. 1983) : « Le quotidien des êtres qui se cherchent une place, entre le chemin du passé et la route du futur, et dont Jean Forton est le peintre froid et vrai : sans doute a-t-il appris, dans sa vie, que cette place était illusoire. »

Autres impressions de lecteurs

  « Pour lecteurs très avertis » (La Libre Belgique, 20/10/1954).

 

  « un bouquin qui vous prend aux fibres les plus cachées » (Points et contrepoints, sept-oct. 1955).

 

  « Une œuvre curieuse et fébrile qui ne vous laisse pas dormir en paix. » (Marcel Say, pas d’indication sur la revue ni sur la date).

Comparaisons avec d’autres œuvres

  « Et voici son premier roman, La Fuite, digne d’Alain-Fournier en personne. Quel plus bel éloge en faire ? » (R. Cuzacq, Le Républicain du Sud-Ouest, 21/10/1954).

 

  Pierre Paret, dans La Dordogne libre du 27/10/1954, compare le roman de Forton à L’espace d’une nuit, de Jean Cayrol, à cause de son héros qui évolue entre le crépuscule et l’aube. Mais il juge le personnage de Cayrol artificiel et sans épaisseur : « Ceux de Jean Forton, par contre, s’agitent, cherchent, déroutent peut-être les lecteurs sans imagination, mais qu’importe ! Ils portent en eux un je ne sais quoi auquel ils se reconnaissent, qui les authentifie et les rend sympathiques. »

 

  « La mode veut, aujourd’hui, qu’un roman soit macabre, scatologique, érotique, philosophique, surréaliste, “étonnant”, scandaleux – dans la mesure où la chose est encore possible – ou bien... mauvais ! On ne passe plus la finesse, la sensibilité, la grâce et l’intelligence qu’à quelques dames ou demoiselles, de très grand talent d’ailleurs, (voir Louise de Vilmorin ou Françoise Sagan) dont l’œuvre fait alors un bruit retentissant. » Le critique trouve précisément ces qualités chez Forton. (Jean Mogin, Le Soir de Bruxelles, 30/10/1954).

 

  « On pense à Jérôme Bardini, un Jérôme Bardini moins conscient que celui de Giraudoux, on pense aussi au Grand Meaulnes, avec sa fête étrange et son amour perdu, mais la fête de Jean Forton est plus dure, plus violente, plus simple aussi. » (Laurence Belleme, Europe, nov. 1954).

 

  « Ce qui caractérise plus particulièrement les héros de roman, en cet automne 1954, c’est l’inconstance, l’instabilité ; nous les retrouvons partout sur le plan social, et sentimental. » (Le Génie médical, 15/03/1955).

 

  « un Grand Meaulnes plus dur et plus incisif » (Françoise Perret, Marie-France, 21/03/1955).

 

Réédition en 1983 :

 

  « à l’heure où quelques esprits lucides imposent, contre les forces têtues du conformisme, les noms de Raymond Guérin, de Paul Gadenne, d’Henri Calet ou d’Alexandre Vialatte, il ne faut pas laisser s’éteindre, ce serait trop injuste, celui de Jean Forton dont huit livres, confiés jadis à Gallimard, témoignent d’une qualité littéraire, d’une inquiétude fondamentale, d’une vérité psychologique propres, tels les bateaux dans le port de Bordeaux, à franchir les frontières du régionalisme et de la banalité. [...] c’est néanmoins par La Fuite que les néophytes, me semble-t-il, entreront le mieux dans l’univers gris, douloureux, oppressant de Jean Forton, par certains côtés si proche du Bove de Mes Amis ou d’Armand. » (Jérôme Garcin, art. cité).

 

  La critique « ne comprit pas qu’en admirateur de l’Orphée de Cocteau, et du Tabou, de Flaherty, Forton fut un visionnaire, un homme trop ardent pour faire banalement carrière. [...] La Fuite est un livre qui brûle à mesure. Jean Cayrol, un autre Bordelais, a su décrire ce désir et cette crainte de fuir, de tout larguer, qui écrasent le faible héros de Forton. On a le cœur qui chavire à ses côtés. Il porte en lui les moins avouables de nos hantises. » (Raphaël Sorin, « L’humour glacé de Jean Forton », Le Monde des livres, 23/12/1983).

 

  « la façon dont ces personnages se sentent jetés dans le monde rappellent, bien sûr, l’angoisse sartrienne. Comme la visée de la conscience phénoménologique, l’écriture semble glisser à la surface des choses et éclaire de temps à autre la fulgurance d’instants à la fois privilégiés et sans grande importance [...] où le narrateur découvre en lui jusqu’à la nausée son goût du sang et de l’horreur. [...] si son univers n’a pas l’ampleur polyphonique que possède celui de Guérin, si son écriture n’évoque pas autant que celle de Calet le “grain d’une voix”, les créatures qu’il invente sont faites d’une étoffe bien à lui, un mélange de chair et de rêve. » (Francine de Martinoir, La Quinzaine littéraire, 16 au 30/01/1984).