Un curieux inédit : La Ville fermée ou l’apprentissage de l’écriture

 

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Un inédit plein de charme.

 

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  Parmi les rares inédits de Forton, il en est un qui mériterait certainement l’attention d’un éditeur. Car La Ville fermée, ouvrage de jeunesse, est, malgré ses défauts, une petite perle rare dans l’œuvre de son auteur, autant par sa forme que par son contenu.

  Et elle est déjà tellement fortonienne dans ses thèmes et son atmosphère qu’elle intéresserait beaucoup les lecteurs de Forton sur la genèse de son écriture, si elle leur devenait enfin accessible.

 

L'histoire d'un manuscrit

 

Le nom du héros serait-il une réminiscence des montagnes que Forton avait vues lors de son séjour à 16 ans dans le Valais suisse ?
Les grands Charmoz

  Si l’on considère que Le Terrain vague, premier récit de Forton publié en 1951 par Pierre Seghers, relève plutôt de la nouvelle, La Ville fermée serait son véritable premier roman, le premier, en tout cas, qu’il ait proposé à des éditeurs. Il l’appela d’abord Charmoz, du nom de son protagoniste, et l’adressa en premier, semble-t-il, à Jean Cayrol, bordelais comme lui et lecteur, à l’époque, aux éditions du Seuil. L’écrivain prodigua des encouragements au jeune auteur mais ne jugea pas son manuscrit digne d’être publié. Forton l’envoya donc à Gallimard sous le titre de La Ville fermée. Jacques Lemarchand, qui fut chargé de sa lecture, conseilla à Forton de le réécrire en janvier 1954, accepta le manuscrit de La Fuite en mai et refusa la nouvelle version de La Ville fermée en septembre.

  Forton ne renonça pas, cependant, à faire publier un manuscrit qui devait lui tenir à cœur puisqu’il le proposa peu de temps après à La Table ronde, qui le refusa à son tour en mai 1955.

  Quatre ans plus tard, en août 1959, une opportunité totalement inattendue se présenta à l’auteur sous la forme d’une lettre de Jean d’Halluin, directeur des éditions du Scorpion, qui se disait intéressé par un manuscrit dont il avait entendu parler de la manière suivante : « un de nos lecteurs nous signale avoir lu chez un de nos confrères votre manuscrit intitulé La Ville fermée ... ».

  Forton ne donna pas suite à cette proposition, comme nous l’apprend une lettre de Claude Gallimard, datée de septembre 1959. L’éditeur y remercie Forton d’avoir renoncé à publier La Ville fermée aux éditions du Scorpion, ce qui aurait été contraire à ses intérêts dans les milieux littéraires. Car le Scorpion, aujourd’hui très prisé des collectionneurs, était considéré à son époque comme un éditeur de livres scandaleux. Il publiait pourtant des auteurs comme Vian (qui écrivait aussi sous le pseudonyme de Vernon Sullivan), Queneau (sous le pseudonyme de Sally Mara), Hyvernaud, et Guérin.

  Il est bien dommage que La Ville fermée n’ait pas existé sous la fameuse couverture rouge et noir de ces éditions qui rayonnent maintenant du souvenir de Boris Vian et des nuits du Tabou. Rappelons que le prix du Tabou, « décerné par les auteurs du Scorpion, aux auteurs du Scorpion et arrosé par le directeur du Scorpion », avait été créé par Boris Vian pour parodier le prix de la Pléiade.

  

Un roman à la structure originale

 

  La Ville fermée porte déjà la marque de fabrique de son auteur, avec une galerie de personnages bien typés et le charme de son atmosphère onirique à certains moments. Toutefois, outre son caractère inédit, elle représente une sorte d’anomalie dans son œuvre car elle explore une voie romanesque qui sera ensuite totalement abandonnée par l’auteur. La Ville fermée se présente en effet comme un roman policier, à la limite de la science-fiction ou, plus exactement, de l’uchronie, l’action se situant dans une ville imaginaire dirigée par un Régent. Certes, ce roman n’aurait pas déparé les éditions de Jean d’Halluin, entre les fantaisies vianesques et les policiers du catalogue du Scorpion.

 

  À la manière des policiers classiques, La Ville fermée commence par un meurtre qui trouve son explication à la fin, déroutante par rapport aux différentes pistes suggérées. Son originalité réside dans sa structure, puisqu’il s’agit d’un récit à plusieurs voix. Les sept chapitres, de dix à seize pages sur le manuscrit que nous avons pu consulter, correspondent à sept récits à la première personne et portent le nom de leur narrateur : "L’imprimeur", "Un ami", "Marguerite", "Solange", "Le secrétaire du régent", "Le commissaire Blanchot", "Francis". Tous ces personnages-témoins ont approché la victime et peut-être participé au meurtre.

  Autant dans la structure que dans le personnage du policier en charge de l’enquête, on sent une influence du roman américain, genre particulièrement apprécié de Forton. Ce récit éclaté en sept narrations à la première personne fait surtout penser à un chef-d’œuvre oublié du roman noir, précisément révélé au public français grâce à la traduction de Boris Vian en 1947 : Le Grand Horloger de Kenneth Fearing, adapté au cinéma en 1948 par John Farrow.

 

  Il n’est pas impossible que le jeune Forton, membre assidu du Ciné-Club bordelais, ait vu le film de Farrow et peut-être lu le livre de Fearing. Ce que dit Francis Lacassin du roman de l’Américain, dans son ouvrage sur le roman policier, peut s’appliquer mot pour mot à La Ville fermée :

 

  « Le Grand Horloger se compose de sept récits entrecroisés ; [...] Chaque récit, par le langage et les divergences d’appréciation de la situation, reflète la personnalité de son auteur. »

 

 

L'intrigue

 

  L’action du roman de Forton est simple, voire rudimentaire, le jeune écrivain s’étant plus soucié des caractères et de l’atmosphère que de l’intrigue. Charmoz, un jeune imprimeur, est tué à deux pas de son lieu de travail, dans un quartier sordide, tandis qu’il allait acheter des cigarettes. Auteur d’une revue, Arènes, qui lui sert à dénoncer les affaires scandaleuses d’une cité-état gouvernée par un Régent, il s’est fait de nombreux et puissants ennemis qui apparaissent comme autant de suspects évidents. L’enquête est si rapidement étouffée qu’on soupçonne en premier lieu le Régent et son entourage, composé de grandes familles, dont celle de la femme de Charmoz, fille de l’adjoint du Régent. Or ce mariage d’un trublion sans fortune avec la plus riche héritière de la ville a d’abord soulevé une violente opposition de la part des parents, mis ensuite à la raison par une protection occulte, et pour l’instant mystérieuse, que Charmoz sait faire intervenir dans les moments opportuns.

  La narration de Marguerite, l’épouse de Charmoz, puis celle de sa sœur Solange, nous apprennent que les deux jeunes filles ont été éprises du même homme, et que leur père même avait fini par éprouver pour lui de la sympathie. Elles restent toutes les deux inconsolables de sa mort.

  Nous savons par ailleurs que Charmoz a eu de graves démêlés avec les Jésuites de l’institution où il a été surveillant avant de créer son imprimerie, et qu’il a notamment rossé un certain Père de Lataste – premier avatar romanesque du Père de Labarthe, le terrible Préfet des Études de L’Épingle du jeu – qui avait donc, lui aussi, des raisons de se venger.

  Enfin, le protecteur puissant de Charmoz, qui n’est autre que son oncle, secrétaire du Régent et véritable maître de l’État, prend la parole. Il nous apprend les origines exactes du protagoniste et du pouvoir que celui-ci exerce sur lui. Cet oncle, que Charmoz fait chanter grâce à la découverte d’un crime de jeunesse, non seulement n’est pas le coupable qu’on avait soupçonné un moment, mais il presse le commissaire en charge de l’enquête d’aller jusqu’au bout de ses investigations.

  Tous les meurtriers potentiels sont tour à tour innocentés et l’explication du crime vient de manière inattendue et tout à fait anecdotique de la bouche de Francis, un jeune délinquant en prison, dernier narrateur du roman : Charmoz est mort poignardé par le compagnon de Francis qui, voulant lui dérober son portefeuille, a eu un malheureux réflexe de peur en entendant des gens approcher. Il est vrai que le lecteur s’attendait à un dénouement plus fort, moins anecdotique, qui aurait davantage tiré parti des fils de l’intrigue mise en place et des personnages les plus en relief. Mais peut-être Forton souhaitait-il cette fin décevante, volontairement banale. On comprend mieux qu’il n’ait pas continué dans la veine policière, même si l’intrigue du Grand Mal (1959) a inspiré aux critiques plusieurs comparaisons avec Simenon.

 

Une ville imaginaire entre Bayonne et Bordeaux 

 

  Comme toujours chez Forton, la ville imaginaire dont il est question dans La Ville fermée ne dit pas son nom tout en offrant des caractéristiques parfaitement reconnaissables. Ainsi cette « ville fermée » ressemble-t-elle à la fois à Bordeaux et à Bayonne, également qualifiée de « ville fermée » dans La Fuite.

  Le « Régent » qui la gouverne, inquiétant personnage à la puissance occulte, semble avoir été inspiré par le nom du plus célèbre café de Bordeaux, place Gambetta, qui a pu faire travailler l’imagination enfantine de l’auteur.

  De Bayonne, nous reconnaissons dans La Ville fermée les deux flèches de la cathédrale Sainte-Marie, les tours romaines qui ont servi à baptiser la rue du crime (« rue Tours-Romaines »), les remparts ceinturant une ville aux ruelles colorées, à la fois proche de la mer et des montagnes, et une campagne qui ressemble au pays basque avec ses murs-clochers en forme de fronton de pelote. On y mène une vie douce, le climat y est clément et les fêtes, fréquentes.

  Ce n’est pas le cas de Bordeaux, ville faussement méridionale, réputée froide en souvenir, sans doute, des trois cents ans d’occupation anglaise. Mais de la capitale aquitaine, La Ville fermée a repris des éléments essentiels, indissolublement liés à l’identité de la ville pour ses habitants : « la forme d’un demi-cercle parfait dont le diamètre est tracé par le fleuve », tel que le Port de la Lune apparaît sur les armoiries et dans la devise de Bordeaux, son port autonome, ses bassins à flot, la promenade du « Triangle » dans le centre-ville, qui évoque les allées de Tourny, le cours Clémenceau et le cours de l’Intendance, vitrine du luxe bordelais surnommée « le triangle d’or », les appontements de bois sur pilotis pour la pêche au carrelet, typiques des bords de la Garonne (mais également présents sur l’Adour comme on le voit dans La Fuite), le quartier des « Résidences » en bordure du fleuve, où habitent le Régent et les grandes familles de La Ville fermée et qui fait penser à celui des Chartrons, au nord de la vieille ville de Bordeaux, avec ses somptueuses demeures construites au XVIIIème siècle pour les négociants en vin.

  Dans ce premier roman, la ville joue déjà un rôle essentiel et ambigu comme dans les œuvres futures de Forton, principalement dans La Cendre aux yeux et Les Sables mouvants : elle est présentée comme une prison envoûtante, malgré son port, son fleuve et ses bateaux, pour laquelle les personnages éprouvent un mélange d’amour et de haine. Aucun ne lui est indifférent, les promenades sont fréquentes et les décors urbains, omniprésents.

  Le dernier narrateur, Francis, en parle comme d’une amante :

 

  « Et la ville avec tous ses recoins, ses angles, ses détours, avec toutes ses cachettes, la ville n’avait plus de secrets pour moi. Je la connaissais depuis toujours, elle m’appartenait, elle était faite pour moi, pour mon plaisir. Moi j’étais fait pour elle. Nous étions comme un homme et une femme qui se connaissaient si bien qu’ils ne se rappellent même plus le temps où ils se découvrirent l’un à l’autre, mais qui gardent cependant leur joie intacte. »

 

  Le moment le plus poétique a pour cadre une nuit sur le fleuve. Il sera d’ailleurs repris presque intégralement dans Le Grand Mal où Forton en fera un souvenir de jeunesse de Gustave, le vieux portraitiste de rue. On y voit Charmoz et deux de ses amis voler une barque pour se rendre de nuit à une surprise-partie sur une île en amont de la ville, "l’Île d’Or". Poussés par la marée montante, comme dans l’estuaire de la Gironde ou sur l’Adour (car ce passage annonce aussi les promenades en barque du début de La Fuite), ils sont pris dans la féerie nocturne d’un voyage immobile :

 

  « Sur les rives défilaient des saules, des roseaux, des champs. Depuis longtemps nous ne voyions plus aucune lumière. Un village, sur une colline, nous apparut un instant, mais il était sombre. Chacun dormait, dans ces maisons. Il nous sembla naviguer pendant des heures, et pourtant le temps s’était comme arrêté. J’aurais voulu que notre voyage continuât jusqu’à l’aube, jusqu’à la source du fleuve. »

 

  La ressemblance de cette ville imaginaire avec Bordeaux vient davantage de son atmosphère que de sa géographie, avant tout bayonnaise. Car Bayonne est une ville véritablement fermée par les remparts de Vauban, tandis que l’impression d’enfermement distillée par Bordeaux s’explique uniquement par ses « façades droites, closes qui s’opposent à l’invasion extérieure », comme le disait Forton dans "Un air de province", l’émission télévisée consacrée à l’auteur par Jacques Manlay en 1969.

  La division en castes et en chapelles de « la ville fermée » donne une idée, également, du Bordeaux qu’a pu connaître Forton dans les années 1950 et 1960, ville très bourgeoise où les milieux sociaux se mélangeaient peu, l’expérience de sa revue La Boite à clous ayant accru ce sentiment d’une ville à la fois hermétique aux influences extérieures et divisée par des préjugés sociaux.

  Ainsi Bayonne, qui a inspiré la forme de « la ville fermée », apparaît-elle plutôt comme une métaphore de Bordeaux, symbolisant par ses remparts la « forteresse » (premier titre de La Fuite) morale de la capitale girondine : on n’y entre pas, mais on ne peut non plus s’en évader, d’où l’obsession baudelairienne d’une fuite impossible vers un ailleurs chargé de désir – thème principal ou secondaire de tous les romans de Forton – obsession partagée avec Jean de La Ville de Mirmont, autre Bordelais qui a rêvé sur le fleuve et ses bateaux.

  

Les personnages

 

  La peinture de mœurs reste réaliste dans la description des lieux, des occupations et des valeurs de la bourgeoisie décadente qui règne sur cette ville imaginaire.

  Les comportements et les plaisirs d’une jeunesse nous sont également présentés comme une version provinciale du Saint-Germain-des-Prés de l’après-guerre, ce qui donne, non sans charme, un parfum rétro au roman. La fête organisée sur l’Île d’Or par deux héritiers fortunés, avec pick-up, disques de jazz, alcool et liberté sexuelle désabusée, évoque tout à fait Les Tricheurs de Carné.

  

  Toutefois, le roman ne prend sa vitesse de croisière que dans sa deuxième moitié, avec la narration du secrétaire du Régent, premier personnage « gris » du roman annonçant les personnalités peu reluisantes qui peupleront par la suite l’univers de Forton. La présentation kaléidoscopique des personnages par des narrateurs successifs leur donne une ambiguïté intéressante. On sent le jeune Forton déjà allergique aux visions manichéennes et sensible avant tout à la complexité des individus.

  Ainsi, grâce à ce procédé de points de vue croisés qui se complètent, Marguerite apparaît-elle d’abord comme une jolie poupée sans cœur avant de se révéler une épouse sensible et malheureuse. En contrepartie, le ton du roman donne souvent un effet de disparate, comme si le jeune romancier s’essayait à des écritures différentes, variant avec la psychologie de ses personnages.

  Ce n’est que lorsqu’il donne la parole aux trois derniers personnages, typiquement fortoniens dans leur ambivalence, qu’on le voit véritablement trouver son style et son ton. Car sans avoir la grandeur des monstres mauriaciens, ils provoquent chez le lecteur un subtil dégoût qui vient d’un dosage très réaliste entre une majorité de défauts, essentiellement répugnants, et quelques rares et touchantes qualités, dont au premier plan, le besoin d’amour et de tendresse.

  Le secrétaire du Régent, oncle de Charmoz par ailleurs, se signale surtout par un cynisme qui annonce le protagoniste de La Cendre aux yeux. Il est rusé et gouverne la ville en éminence grise, virtuose des rouages du pouvoir. Sa seule faiblesse est l’attachement égoïste mais profond à sa petite servante et maîtresse, Raymonde, dont il aime et accepte par avance le corps vieilli :

 

  « Il me tarde aussi, bien qu’elle soit très jeune, de la voir vieillir et se flétrir. À mesure que les années la déformeront, je me sentirai de plus en plus attaché à son corps. »

 

  Le commissaire Blanchot, quant à lui, connaît parfaitement son métier de policier qui consiste à « briser une volonté par la peur », poussé par « [s]a soif de connaître les hommes, leurs vices, leurs angoisses, leurs rêves ».

  Comme par un effet de mise en abyme, cette « passion pas très propre mais agréable de se dissimuler sous le devoir professionnel, de fouiller la petite vie cachée des pauvres types » fait inévitablement penser au travail du romancier lui-même tel que Forton le mettra en pratique. Par son travail qui lui confère une toute-puissance sur ceux « que la peur livre à [s]a merci », ce personnage, faible et timide par ailleurs, prend une revanche bien peu sympathique sur la médiocrité de sa vie et de son caractère. Un passage annonce d’ailleurs, en substance, le point de départ du dernier roman publié du vivant de Forton : Les Sables mouvants.

 

  « J’ai une femme, des enfants, une auto, une propriété à la campagne... Mon âge ne me permet plus d’attendre autant de la vie que ce qu’elle m’a déjà donné. Mais il est bon, parfois, de se rappeler ce qu’on a, bien à soi, d’énumérer pour soi seul ses plaisirs et ses joies. »

 

  Dad, le héros des Sables mouvants, découvrira l’envers désillusionné de ce beau bilan, ce qui donnera à son personnage une force supérieure à celui du Commissaire Blanchot. Car lorsque ce dernier s’avère finalement moins noir qu’il ne paraissait au début, le lecteur ressent comme une baisse du tonus narratif.

  

  Francis, l’apprenti escroc, dernier personnage « gris » du premier roman de Forton, ressemble au Meursault de Camus par sa manière de s’exprimer, simple et dépouillée. Sa situation est d’ailleurs la même que celle de « l’étranger » dans la deuxième partie du roman, puisqu’il se livre, lui aussi, à une réflexion introspective du fond de sa prison. Sa simplicité ne résulte pas cependant d’un parti pris philosophique comme chez Meursault, les expressions populaires venant préciser une psychologie de petit délinquant naïf et finalement innocent, fasciné par l’expérience et l’assurance du véritable meurtrier : Jéricho. Ce jeune garçon, irrésistiblement attiré par les « mauvais garçons trousseurs de filles, ou pilleurs d’éventaires », est le premier (si l’on excepte Marc, le héros du Terrain vague) d’une lignée de jeunes héros que Forton mettra en scène du Grand Mal à L’Épingle du jeu, et qui sont inspirés de sa propre adolescence de « cancre militant, très attiré par les fripouilles », renvoyé pour indiscipline du collège Saint-Joseph de Tivoli de Bordeaux, modèle de l’institution Saint-Ignace de L’Épingle du jeu.

 

  La psychologie de Charmoz, le protagoniste, semble elle aussi très inspirée de son auteur, ce qui n’a rien d’étonnant dans un roman de jeunesse, les premiers écrits d’un auteur étant généralement marqués par un narcissisme plus ou moins sensible. Mis à part quelques figures d’adolescents, certainement issues de ce qu’a été Forton au même âge, Charmoz est le seul personnage de son univers romanesque qui lui ressemble autant d’après les témoignages qui nous sont parvenus.

  Il réunit en effet deux traits de caractère apparemment contradictoires qui ont été abondamment soulignés dans la réception posthume de Forton : la lucidité du moraliste, sujet d’orgueil pour son héros, et l’amour des bonnes choses de la vie.

 

  « Son orgueil provenait de sa forme d’intelligence assez particulière. [...] incapable de tout ce qui, généralement, indique l’intelligence, il avait un don extrêmement vif, et qu’il cachait avec une patience de sauvage, pour démonter du premier coup, sans l’ombre d’une erreur, les personnalités diverses qui lui étaient offertes. »

 

  À travers l’expérience du jeune revuiste, nous n’avons pas seulement une version romanesque mais aussi une vision idéale de son expérience de journaliste et de fondateur de revue, à l’âge de vingt ans, lorsque lui aussi tentait de secouer l’apathie intellectuelle de ses concitoyens. Car son terrain de combat restait purement esthétique, tandis que Charmoz s’est fixé pour but de dénoncer les scandales étouffés de cette ville bourgeoise, ce qui lui attirera des haines et des menaces auxquelles il échappera chaque fois grâce à la protection de son oncle. Toutefois, cette critique implacable des mœurs à laquelle s’attelle le héros de La Ville fermée dans sa revue Arènes – hommage au combat et à la corrida, passion de l’auteur, Forton s’y est livré dans ses romans, en faisant le portrait-charge d’une bourgeoisie bordelaise facilement reconnaissable.

  Son amour de la vie, quant à lui, s’exprime surtout à travers l’amitié masculine et les débordements d’une jeunesse qui s’encanaille : le premier narrateur se souvient, « comme les épaves d’une amitié perdue », des silences éloquents et complices, du vin rouge bu dans des verres épais, pendant les chaudes journées de travail dans la fraîcheur de l’imprimerie. « L’ami » évoque les virées de leur « petite bande », lorsqu’ils allaient,

 

  « jusqu’à une heure avancée de la nuit, de bistro en bistro, de boîte de nuit en boîte de nuit, buvant, criant, dansant sur les tables, nous battant avec des siphons d’eau de Seltz ou des œufs durs, ivres plus qu’à moitié, et jetant notre argent sur les tables tout en braillant des choses obscènes. »

 

  De son auteur, Charmoz a aussi hérité un mélange de courage et de timidité qui va jusqu’à la « sauvagerie ».

 

  « Si Charmoz l’avait désiré, sa position de directeur de journal lui eût permis d’entrer partout, de forcer chaque porte, pourtant bien close, de notre cité. Mais il continuait de vivre en sauvage, se cachant dans l’arrière-boutique de l’imprimerie quand un inconnu venait le voir. »

 

  Forton non seulement n’a jamais cherché lui non plus à tirer parti de son statut de fondateur de revue pour ses ambitions personnelles, mais sa proverbiale discrétion de romancier ignoré de ses concitoyens, réfugié dans l’arrière-salle de sa librairie tout en « tapant des pages terribles, entre deux clients, sur une vieille Underwood noire », comme l'a dit Raphaël Sorin, a sans nul doute fait du tort à sa reconnaissance littéraire.

  Les doutes et les idéaux de Charmoz exposés par le premier narrateur de La Ville fermée nous renseignent mieux que tout autre texte ou témoignage sur l’impulsion profonde qui anima Forton dans ses actes et dans ses écrits :

 

  « en y réfléchissant bien, s’il me fallait définir Charmoz, je dirais que c’était avant tout un moraliste. Il n’avait pas d’idées claires, il lui arrivait de se contredire et d’être ridicule. Mais il était toujours guidé par un sixième sens, il n’allait jamais que là où il sentait de la chaleur, de la joie. Il croyait que la vie est une source de joie. Et il luttait contre tout ce qui le faisait souffrir, la vulgarité, l’impureté, la mollesse ; mais surtout, il me semble, contre la laideur. »

 

  Le goût du rêve et de la poésie étonne chez un moraliste aussi féroce que Charmoz, doublure incontestable de son auteur puisqu’il a écrit comme lui un roman policier et « une œuvre pleine de rêve et d’amour, de châteaux et de jeunes filles pures », qu’il fait paraître en feuilletons dans sa revue. Le roman policier, nous l’avons avec La Ville fermée. Quant à l’autre, qui évoque irrésistiblement Le Grand Meaulnes, il annonce les futurs romans de Forton, souvent comparés par les critiques à l’œuvre d’Alain-Fournier par leur atmosphère et leurs thèmes.

  La complexité de « ce jeune homme timide au regard clair et craintif », la « joie d’écrire » (titre d’un article de Forton paru en mars 1951 dans La Boite à clous) qu’il exprime en réponse aux questions de Solange, sa belle-sœur, restituent sans doute une image assez fidèle du jeune Forton, tel qu’il se voyait, avec la lucidité qu’on lui connaît.

  Mais, contrairement à beaucoup d’autres romanciers qui se sont mis en scène à l’aube de leur carrière dans des récits à la première personne, Forton n’a pas voulu éclairer complètement son personnage. Il reste mystérieux et comme insaisissable parce qu’il ne prend jamais la parole et qu’il n’est connu que par les témoignages parcellaires des autres personnages. Il est d’ailleurs le seul qui n’ait pas de prénom. Personnage incomplet, voué à disparaître, il représente peut-être un autre Forton, tué en effigie, la tentation narcissique du jeune auteur, dont celui-ci se débarrasse pour devenir un véritable écrivain dans l’observation des autres.

 

  D’autres thèmes et d’autres figures sont présents dans La Ville fermée, qui deviendront récurrents dans l’œuvre de Forton.    

  Parmi eux, on trouve le thème du renoncement, surprenant chez un auteur si jeune. Ainsi le meilleur ami de Charmoz, fils d’une famille de bourgeois très riches, a-t-il connu sa période de révolte à quinze ans pour finir par « s’accommod[er] fort bien de tant de crasse ». Sa lucidité nous étonne car elle n’a rien à envier à celle du quadragénaire que Forton mettra en scène douze ans plus tard dans Les Sables mouvants et qui l’acquiert au prix d’une grave crise morale.

  Les anticipations clairvoyantes de la jeunesse sur les compromissions des adultes et les trahisons de leurs idéaux expliquent la fascination de Forton pour les êtres jeunes. Il en fera son thème de prédilection tout en montrant leurs ambivalences, car, comme le dit Marguerite, la femme de Charmoz, « il n’y a probablement rien de moins pur que les enfants. »

 

  Les figures féminines de La Ville fermée annoncent celles des romans futurs. Elles se divisent en deux groupes : les blondes, qui sont de belles bourgeoises froides et ambitieuses, pour la plupart, et les brunes, petites paysannes de type basque, pleines de cœur.

  Les premières sont prédominantes, l’action se situant essentiellement dans le milieu de la bourgeoisie. La première que nous rencontrons est la mère du meilleur ami de Charmoz, qui, « petite, très blonde, légèrement boulotte », ressemble beaucoup physiquement à Claudia, la femme du protagoniste des Sables mouvants. Elle n’a cependant pas sa soumission de bonne épouse et mère modèle. Au contraire, elle représente avec la belle-mère de Charmoz un type de femme calculatrice et dominatrice, mariée à un homme faible, comme la mère castratrice de L’Enfant roi, ou encore la logeuse de L’Oncle Léon, autre blonde un peu grasse, qui terrifie son locataire.

 Le thème de l’incompréhension conjugale, qui sert de fondement à l’intrigue de La Fuite, est également présent dans La Ville fermée, dans la relation douloureuse qui unit Charmoz à sa femme Marguerite. On peut d’ailleurs s’étonner, là encore, de la maturité du jeune Forton et de la pénétration dont il fait preuve en montrant une psychologie féminine aussi complexe. Car Marguerite n’éprouve pas un amour véritable mais le sentiment d’une incomplétude que l’autre vient combler : la vision de l’amour est aussi désabusée que dans ses futurs romans.

  Les petites brunes sont représentées par Raymonde, servante du secrétaire du Régent, "petite brune de dix-sept ans [...] potelée et ferme comme une vraie petite fille", et Juliette, la femme du commissaire Blanchot, qu’il a rencontrée dans un jardin public, jeune fille maigre de vingt ans aux "grands yeux très noirs" et aux "cheveux sombres", et dont le "petit corps souple, joli de forme, était recouvert par une robe bleu pâle, usée, rapiécée".

  Toutes deux préfigurent la Maïté de La Fuite, "petite bonne de quinze ou seize ans, mal habillée, [...] brune et dorée par le soleil comme une petite Espagnole", ainsi que la Marie de L’Herbe haute, dix-sept ans, aux yeux noirs, à la bouche rouge et aux cheveux brun foncé.

 

Les germes des romans à venir

 

  La Ville fermée renferme également le premier témoignage de Forton sur le collège jésuite dont les souvenirs cuisants alimenteront L’Épingle du jeu, roman qui fit scandale au moment de l’attribution du Goncourt en 1960. L’ambiance du collège Saint Joseph et certains épisodes qui s’y déroulent apparaissent comme une première esquisse des grandes scènes situées au collège Saint-Ignace. Forton y dénonce au passage le manque de scrupules des Jésuites qui abusent de la naïveté des jeunes surveillants en leur donnant des tâches ingrates très mal rémunérées.

 

  Enfin, il est curieux de constater que le premier roman de Forton contient en germe ou en toutes lettres les titres de deux de ses futurs romans. Ainsi, le commissaire Blanchot trouve-t-il dans les papiers de Charmoz "un petit conte très curieux" qui raconte le rêve familier du narrateur, "condamné à mort pour avoir aimé, pour avoir travaillé, pour avoir gagné lentement quelque argent [...]". La fin du conte, "alors il leva la tête et considéra cette corde de pendu [...]", appelle un rapprochement avec le premier titre des Sables mouvants, dont le manuscrit s’appelait Les Sursauts du pendu. Lors de la parution du roman, le bandeau rouge des éditions Gallimard portait : La corde conjugale.

  De même, le secrétaire du Régent, qui connaît de bonnes fortunes malgré son physique peu avantageux, se résigne « à n’être qu’un petit vieux sans attrait, qui tire assez bien son épingle du jeu ». Par là, nous voyons de quelles connotations nauséeuses pouvait être chargée cette expression, pour Forton, puisqu’elle s’appliquera au Père Jésuite de son roman, tirant toute la gloire d’une aventure qui aura coûté la vie à ses jeunes ouailles.

 

  Cet article est la version modifiée et développée d’une partie de mon article paru dans la revue Roman 20-50, n° 48, déc. 2009, rubrique "Revie littéraire", intitulé "Deux inédits de Jean Forton : pièces archéologiques ou chefs-d’œuvre ignorés ?". Le 2ème inédit était alors Le Salut et la Grâce, paru depuis chez Finitude sous le titre de Sainte Famille.